Loterie vidéo dans les bars, des délinquants à profusion

Alors qu’une nouvelle loi augmentera bientôt la marge de manoeuvre de Loto-Québec quant à l’attribution des controversés appareils de loterie vidéo (ALV), notre enquête révèle que la société d’État n’arrive pas à contrôler les bars qui en abritent déjà.

En août et septembre, La Presse a visité 23 établissements de 7 villes différentes – souvent à plus d’une reprise – en ciblant surtout ceux qui abritaient assez d’appareils pour être qualifiés de mini-casinos, puisque c’est le modèle que Loto-Québec veut favoriser avec la nouvelle loi 74 (voir texte de l’onglet 3). Nous avons aussi analysé les décisions récentes de la Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ) et les rapports de directions de la Santé publique concernant plus de 300 bars.

Premier constat: de Montréal à Drummondville, en passant par Québec et Laval, ils sont des dizaines – voire des centaines – à bafouer allègrement les règles censées protéger leurs clients contre la maladie du jeu.

Et la RACJ, qui doit surveiller les commerces, peut prendre jusqu’à une décennie pour punir des récidivistes notoires. Y compris ceux qui dirigent des «simulacres de commerces», sans verres ou caisse enregistreuse fonctionnelle.

Des guichets partout

Dès 2014, deux directions régionales de la santé publique (Laurentides et Québec) ont dénoncé le laisser-faire dans les établissements. Sur leurs territoires, des dizaines de bars faisaient la promotion non autorisée des ALV. D’autres installaient des guichets près des appareils, même si le code de commercialisation signé avec Loto-Québec interdit clairement leur présence «à proximité des aires de jeu». L’immense majorité des bars que nous avons visités offraient d’ailleurs un, et parfois deux guichets à leurs clients.

«La norme (et non la loi) établie avec la RACJ est que le client doit se déplacer (lever de son banc) pour aller au guichet. En étant obligé de se déplacer pour aller au guichet, même si ce n’est que de quelques pas, le joueur prend une pause de son activité de jeu et peut réfléchir avant d’agir», précise par courriel Patrice Lavoie, directeur des affaires publiques à la société d’État.

«L’interprétation relève de Loto-Québec. On n’a pas compétence et on n’a pas droit de regard là-dessus.» – Joyce Tremblay, porte-parole de la RACJ

Gilles, 44 ans, a joué au cours des 10 dernières années dans les bars de Val-d’Or, l’un des endroits au Québec où la concentration d’ALV est la plus élevée. Il a perdu 400 000 $. «Un bar avec des ALV sans guichet, ça n’existe pas. Et si le guichet ne t’en donne plus, ils peuvent t’en prêter au bar. Tu fais un « achat » de 200 $. Tous les bars le font.» Cette pratique est pourtant interdite par le code de commercialisation de Loto-Québec.

Bars fantômes

La réglementation actuelle et la jurisprudence de la RACJ exigent la présence d’un employé près de chaque regroupement de 5 ou 10 ALV, afin d’empêcher les clients de jouer ivres ou sur plus d’un appareil à la fois.

Chaque établissement doté d’ALV est fréquenté, en moyenne, par 22 joueurs très problématiques – soit 8 joueurs pathologiques et 14 joueurs à risque, d’après les chiffres de la psychologue Louise Nadeau, auteure des études les plus récentes sur le jeu.

Malgré tout, les clients étaient laissés à eux-mêmes lors de nos visites répétées au PJ Pub de la rue Saint-Jacques Ouest, au Jilly’s du boulevard Décarie, au Royal Palace de Laval.

La majorité des comptoirs de service d’alcool y étaient vides et plongés dans le noir. Mais les dizaines d’ALV présents sur chacun de ces sites étaient néanmoins accessibles, ce qui permettait aux clients présents de s’y réfugier loin des barmaids.

L’industrie a besoin d’un peu de latitude, car l’encadrement réglementaire est complexe, plaide Peter Sergakis, propriétaire de plusieurs bars où se trouvent des ALV, qui a lui-même été interpellé par la RACJ au fil des ans.

«Les tenanciers respectent les conditions, mais quand tu les appliques, ce n’est pas fonctionnel. Comme dans la circulation, les règles ne sont jamais respectées à 100%.» – Peter Sergakis, propriétaire de plusieurs bars où se trouvent des ALV

Les autres propriétaires de bars que nous avons visités ont décliné nos demandes d’entrevue. «On est en règle avec la RACJ», s’est borné à déclarer André J. Côté, propriétaire du Jilly’s et du Royal Palace.

Jeu responsable

Ces normes, bafouées à répétition, sont pourtant brandies par Loto-Québec pour prouver que l’État fait ce qu’il faut pour favoriser le jeu responsable. Selon la RACJ, elles représentent d’ailleurs un «volet primordial de l’exploitation d’ALV», vu les «’ffets négatifs découlant de l’abus du jeu».

«On a un code de commercialisation qu’on demande aux exploitants de respecter. L’offre de jeu est balisée», a maintenu en entrevue le directeur du jeu responsable à la société d’État, Éric Meunier.

Loto-Québec envoie dans les bars des «’clients mystères’», qui lui font des signalements. «Quand ça arrive, on va faire une inspection et il peut y avoir des conséquences, une gradation selon la gravité du geste.»

En moyenne, Loto-Québec indique que les tenanciers font l’objet de 100 sanctions par année, dont des avertissements oraux ou écrits. Patrice Lavoie assure qu’il y a «certains retraits ou suspensions», sans en préciser le nombre.

De plus, Loto-Québec offre aux tenanciers une formation en ligne pour les sensibiliser aux méfaits du jeu.

«Depuis 2008, il y a une formation en ligne que l’on donne aux propriétaires de bars et aux employés. On les outille pour intervenir. Je pense que ça fonctionne.» – Éric Meunier, directeur du jeu responsable chez Loto-Québec

Impunité presque totale

Mais force est de constater que même s’ils violent les règles, les tenanciers récidivistes peuvent être punis seulement après de longs délais, comme en témoignent de nombreuses décisions de la RACJ.

Les enquêteurs de la RACJ ont surpris un client qui jouait sur quatre appareils en même temps au Marcus Café de Drummondville. Même si ce bar a été pris au moins sept fois en défaut, dont trois pour manque de surveillance, il a perdu le droit d’exploiter ses ALV seulement 10 jours, l’an dernier.

À nouveau cette année, trois bars restés sourds aux demandes de la Régie pendant 8, 9 ou 12 ans ont écopé d’une simple suspension de licence. Soit le Bistro El Cid du Nouveau-Rosemont, le café Goccia du boulevard Saint-Michel et le O’Lucky Bar de Laval. Ces deux derniers bars n’en étaient pas à leur première suspension.

À Terrebonne, il a fallu 13 ans avant que l’avocat propriétaire de L’Or en bar ne s’engage à respecter ses obligations l’an dernier. Par 10 fois, les inspecteurs l’avaient pourtant avisé de respecter l’obligation de surveiller les joueurs. Mais le propriétaire a trouvé le moyen de faire suspendre les procédures de la RACJ pendant sept ans.

«On y va graduellement parce qu’on donne toujours au titulaire l’opportunité de se conformer avant de fermer un établissement où des gens vont perdre leur emploi. Mais après, on les talonne.» – Joyce Tremblay, porte-parole de la RACJ

D’après une autre décision, la Régie savait déjà depuis des années que les ventes d’alcool de ce bar étaient «non significatives». Dans cette affaire, qui touchait au total 17 établissements, ils étaient 15 à se trouver dans cette situation, leurs clients dépensant chez eux beaucoup plus d’argent pour jouer que pour trinquer.

La loi exige pourtant que ce soit l’inverse, histoire que le jeu demeure une simple activité accessoire. Mais Loto-Québec fait du «pur aveuglement volontaire» à cet égard, ont dénoncé les régisseurs, en ajoutant que la société d’État s’est écartée des «préoccupations sociales du législateur» au profit d’une «approche purement mercantile».

Pour plusieurs, Loto-Québec ne peut plus raisonnablement prétendre protéger les joueurs tout en leur soutirant leurs billets verts. «Dracula ne peut monter la garde devant la banque de sang», résume la psychologue Louise Nadeau.

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Interdire les guichets’

Pour la titulaire de la chaire d’étude sur le jeu de l’Université Concordia, on devrait carrément interdire les guichets automatiques dans les bars qui abritent des ALV. «Le guichet est la seule solution pour un joueur qui est en perte de contrôle», explique Sylvia Kairouz.

Le coordonnateur de l’Institut albertain sur le jeu, Robert Walker, a recommandé maintes fois au gouvernement de sa province de suivre l’exemple de l’Afrique du Sud et de l’État de Victoria, en Australie, où cette mesure a été implantée. Et les résultats sont là: une étude australienne réalisée en 2013 a montré que les joueurs à risque jouaient moins longtemps et dépensaient moins d’argent. Les revenus provenant des ALV y ont diminué de 7%.

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